Reportage de Françoise Spiekermeier
Un week end à Ibiza, hors saison
Loin des clichés, Ibiza est une invitation à un voyage initiatique, pour lâcher sa chrysalide. Plume la préfère hors-saison, dans sa plus simple expression.
Pôle magnétique sur la cartographie festive internationale, rendez-vous du plaisir et des paradis artificiels, au panthéon des stars du show-business qui y trouvent refuge, Ibiza attire irrésistiblement comme une lumière les papillons de nuits, et cela depuis les années 30, 60 ou le fin fond de l’Antiquité. L’archipel qu’elle forme avec Formentera et les îlots voisins portait le nom de Pityuses, « les îles de Pins » sous les Grecs et les Romains. Avant eux, les Phéniciens venus des côtes actuelles du Liban, y apportèrent des Dieux égyptiens: Tanit, la déesse de la féminité et de l’amour, et Bès, Dieu disgracieux de la fertilité, de la danse et du foyer, présent sur les armoiries de la capitale.
Découverte de l’autre caractère d’Ibiza, à contre courant.
DE BARCELONE : TRAVERSEE DE NUIT
Choisir d’aborder l’île par la mer : le ferry au départ de Barcelone arrive au petit jour dans le port d’Eivissa, la capitale insulaire. Après une nuit de traversée. Le ventre de la baleine s’ouvre, les véhicules en sortent en file indienne dans un vacarme métallique pour s’égayer dans de multiples directions. Tout commence là. Prise de contact électrique: les créatures en talons aiguilles et combinaison résille traversent la route à la recherche d’une plage ou d’un lit pour finir la nuit. Le Pacha, la boîte mythique du gotha international ouverte en 1973, accueille la clientèle la plus fortunée de l’île et les soirées les plus chères au son des plus grands DJ du moment. La célèbre Flower Power party du mercredi soir est un rituel incontournable pour les nostalgiques -ou pas- du mouvement hippie. Mais entre fin octobre et avril, tout est calme. On entend voler les mouettes, le port est désert. On va prendre le premier café -au lait-croissant au Club Nautique, pour croiser les habitués et lire le journal local. Depuis la terrasse donnant sur le port, Dalt Vila, la vieille ville fortifiée fondée par les Phéniciens de Carthage au VIIIème siècle avant J.-C., dilue son reflet dans l’eau. Une douceur de vivre émane des quais que dominent les façades blanchies à la chaux, sous l’ombre claire de rares palmiers. L’air est cristallin.
LA VIEILLE VILLE
Monter à Dalt Vila -la ville haute- invite à goûter à l’atmosphère relaxante de l’île. Surtout le dimanche matin: on n’y croise que des chats ! En partant de la place du marché couvert, au pied du Portale de Ses Taules (la porte principale) flanquée de statues romaines, on grimpe dans les ruelles étroites et pavées de l’ancienne ville fortifiée, classée au Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco en 1991. Le style bohème s’y répand comme une trainée de poudre d’une boutique à l’autre : la toge du centurion a cédé la place aux chemises longues en coton naturel fabriquées en Inde -les mêmes que celles que rapportaient les beatniks afin de subsister en attendant le retour à Goa. On trouve des sandales en paille fabriquées sur l’île, mêlées aux objets de décoration artisanaux en matériaux naturels… Les terrasses de café invitent à se répandre sur des coussins posés sur les marches d’escaliers au milieu de la rue, ou sur des fauteuils en rotin à l’ombre d’un caroubier centenaire. Le rythme cardiaque ralentit, le temps suspend son vol, l’espace se dilate et invite à cultiver sa fibre artistique, à puiser de l’inspiration dans un réservoir d’idées qui parle de simplicité, de spontanéité. On respire! Les visages s’habillent d’un sourire ! La calle Major donne une idée des somptueuses demeures cachées derrière les lourdes portes en bois du XVI ème siècle cloutées et fermées, telle celle de l’hôtel La Torre del Canonigo… En vis-à-vis de celle-ci, la porte de l’antre d’artiste est toujours ouverte : bérêt de laine et tenue blanche, grande moustache à la Dali pour lui, longue robe au crochet écru pour elle, Traspas y Torijano sont peintres mais vendent aussi des talismans à l’effigie des dieux Bès ou Tanit supposés apporter la protection. Lui et son épouse forment un couple mythique sur l’île pour sa longévité !
Parvenu au sommet de la vieille cité, depuis les remparts, la vue porte sur l’horizon et dévoile la côte de calcaire déchiqueté, torturé, brillant au soleil. Or il faut descendre sous terre pour entrevoir un des mystères d’Ibiza. Passer de la lumière à l’ombre et s’enfoncer dans la nécropole de Puig des Moulins. Des labyrinthes creusés dans la roche cachent pas moins de trois mille tombes. Dans l’Antiquité, cette crypte fut aménagée par les Phéniciens pour y dissimuler les sépultures de riches familles qui traversaient la Méditerranée pour être enterrées à Ibiza. L’île étant dépourvue de toute espèce de serpents ou d’insectes venimeux, elle faisait figure de Paradis ou du moins de marche directe pour accéder au séjour des Dieux. Les riches phéniciens s’y faisaient ensevelir avec des trésors qui ne manquèrent pas d’attirer les pirates transformant pendant des siècles ces parages en eaux troubles. Une visite s’impose à l’atelier du peintre Rom Ero, tout proche, qui peint les affiches des soirées Flower Power pour le Pacha club et a choisi de peindre les Dieux Tanit et Bès qui hantent son imaginaire.
DÉBUT DU VOYAGE
L’île très escarpée, est entourée de falaises et de portions de côte inaccessibles sur plusieurs kilomètres. Sauf peut-être la côte sud-Est où l’on trouve des plages de sable, et des vagues pour le surf.. Pour une surface de 572 km 2, que l’on traverse de part en part en moins d’une heure, on compte pas moins de soixante criques accessibles, plages ou petits ports. Il faudrait rester un mois pour tout voir, à raison d’une crique le jour et une autre la nuit pour le coucher de soleil -qui est ici un style de vie. La question est donc : par où commencer ? Les comptes instagram locaux aident à se lancer dans la chasse au trésor, mais quitte à se lâcher, autant oublier un peu le téléphone portable… S’en remettre aux rencontres pour dessiner sa carte personnelle de l’île au gré de l’expérience des autres, et du partage gratuit, vivre « à l’ancienne »… du temps d’avant l’intelligence artificielle.
IBIZA AU SUD-OUEST
On est frappé par la nature sauvage de l’île. Elle porte bien son nom, l’île des pins, dont elle est couverte à perte de vue. Cap sur le sud. Peu de villages sur l’île : une quinzaine seulement. Et dans cette région, il y en a deux : San Josep et Es Cubels, séparés par le mont Sa Talaia, le point culminant de l’île à 475 m, sur la même longitude qu’Eivissa.A San Josep, le marché artisanal est idéal pour acheter des sacs et sandales de fabrication locale puis faire les boutiques avant de déguster un cocktail de fruits au café Racó Verd, et à San Cubels on s’imprègne de l’authenticité de la vie locale proche des traditions de l’île.Non loin de là se trouve le pôle magnétique d’Ibiza : le fantastique rocher d’Es Vedrà, émergeant de la mer avec sa coiffe nuageuse. Ce pain de sucre de 385 mètres de hauteur, inaccessible au commun des mortels.. que les pilotes de lignes contournent pour éviter le dérèglement des instruments de navigation, serait une base pour soucoupes volantes, lit-on… Son sommet de forme triangulaire permettrait de concentrer l’énergie et l’île entière dégagerait un puissant champs magnétique. Il faut prendre la direction de la Cala d’Hort, une plage du Sud-Ouest située pile face au couchant en été. Elle est le théâtre de rituels païens : les Hippies s’y retrouvaient le soir pour célébrer le coucher du soleil. Les deux restaurants sont pris d’assaut tous les soirs en saison, la circulation est saturée aux abords du sentier qui mène de la route au belvédère situé sur le rebord d’une falaise en direction de la Torre des Savinar (une tour de gué du 18ème siècle au nombre de six sur l’île).
MYTHOLOGIES ET MYSTÈRES
L’île est placée sous la protection de la déesse Tanit, déesse de l’amour. Oui mais de l’amour vache, car elle prendrait plaisir à séparer les couples qui y séjournent. Le premier contact visuel avec Es Vedrà subjugue, obsède. Au point qu’on ne parvient pas à s’en séparer. Même lorsqu’on explore les autres parties de l’île, surgit la vision imaginaire de sa silhouette qui se dérobe. Le spectacle des roches vibrantes de couleurs changeantes au fil de la journée et son empreinte opaque sur l’écran du ciel étoilé, fascinent. Aperçu depuis le pont d’un bateau, c’est un trip ! C’est ici que selon Homère dans l’Odyssée, Ulysse aurait demandé à son équipage de l’attacher au mat du navire pour écouter le chant des sirènes, et résister à leur séduction fatale qui pousse les marins à plonger dans les abysses pour les rejoindre.
IBIZA A L’ OUEST
Au volant, on suit voluptueusement les courbes sinueuses de la route traversant des paysages de toute beauté. En remontant sur la côte Ouest, passé le port de Sant Antoni de Portmany, cap sur le cap Negret. Plongeon rapide à la Cala Gració, crique idyllique aux eaux turquoises et vertes dominées par de luxueuses villas blanches… Vite rejoindre la terrasse en bois de l’hôtel et restaurant La Torre Ibiza placée idéalement sur la roche ocre, entre le cap Negret et la Punta de sa Galera dans un impressionnant cirque minéral dominant la mer. Hors saison, l’hôtel vous place aux avant-postes du spectacle de la nature, scène d’un spectacle en technicolor quand arrive le sunset et la sound track chill out composée par le dj de la maison. On traverse l’île pour venir dans ce bout du monde siroter un cocktail en faisant le vide dans sa tête, face à la mer. Certains préfèrent monter plus au nord en coupant à travers la campagne très préservée vers Santa Gertrudis de Fruitera, puis Santa Agnès de Corona et sa belle église blanche chaulée, pour rejoindre Benirràs, où des joueurs de djembé se retrouvent sur la plage tous les dimanches soir pour une nuit blanche.
IBIZA AU CENTRE
Avec la culture hippie et l’empreinte de l’Inde, Ibiza est une destination pour pratiquer le yoga. Cultivant sa personnalité healthy, côté agriculture, on a donc misé sur le bio, la majorité des fermes occupant le centre de l’île. Parmi celles-ci, la plus glamour est Terra Masia, une vaste propriété exploitée en permaculture et produisant des légumes de saison proposés dans la cagette du jour, ou cuisinés par le chef en assiettes colorées à déguster sous une pergola ouverte sur le jardin. Toutes les plantes proviennent de plants élevés sur place, y compris les lavandes qui bordent les allées ombragées sous les cyprès. Créée par un Dj star, la ferme devrait produire bientôt sa propre vodka, bio, bien-sûr !
IBIZA AU NORD
Pour une surface de 572 km 2, que l’on traverse de part en part en moins d’une heure, on compte pas moins de soixante criques accessibles, plages ou petits ports. Il faudrait rester un mois pour tout voir, à raison d’une crique le jour et d’une autre la nuit pour le coucher de soleil -qui est ici un style de vie. L’île très escarpée, est entourée de falaises et de portions de côte inaccessibles sur plusieurs kilomètres. Seule la côte Sud-Est collectionne des plages de sable battues par les vagues, idéales pour le surf. mais c’est dans le nord qu’il faut aller pour découvrir La Cala Nova assure Denise, une masseuse ayurvédique installée sur l’île depuis 5 ans. « Au bout de la plage, il y a un rocher blanc en forme d’œuf : c’est une porte énergétique dimensionnelle, idéale pour méditer. » La très belle plage de Cala Nova semble inaccessible : un chemin défoncé par les pluies descend dans un vallon poussiéreux. On se gare en double file entre les pins et les vans de surfers. Le site de la porte énergétique est aussi le meilleur spot de surf de l’île. De Cala Nova à Las Dalias, il n’y a qu’un pas. Celui qui amène vers le Nord de l’île, au village de San Carlos où l’on vient pour le marché hippie Las Dalias qui, en été, se termine en concerts live pour faire la fête en plein air jusqu’au bout de la nuit. On peut y acheter des petits sacs dans lesquels on met un peu de terre d’Ibiza. Jusque dans les années 80, c’était la tradition. La terre blanche d’Ibiza portée en talisman autour du cou tout au long du voyage loin de ses côtes, permettait de bénéficier, à distance, de sa magie de protection.
COTE EST
Et voilà le visage le plus urbanisé de l’île sur la côte bordée de plages de sable blanc : Cala Martina, Cala Nova, Cala Llonga…
Quoi que l’on vienne y chercher, Ibiza finit en voyage initiatique. La chrysalide se fend. Même hors-saison, à contre-courant, en plongée au cœur de son rythme naturel, impossible d’échapper à son magnétisme.
Dans les années 30, des esprits éclairés d’Europe, artistes et philosophes, vinrent s’y fondre dans la nature pour échapper à la montée du fascisme. Parmi eux, Albert Camus, qui s’asseyait dans les cafés du port : « Je voulais aimer comme on veut crier. Il me semblait que chaque heure de sommeil serait volée à ma vie »…écrit-il dans « L’envers en l’endroit » (1937). A l’après-guerre, les stars d’Hollywood, d’Elisabeth Taylor à Errol Flynn vinrent y chercher l’anonymat. En 1967, le « Summer of Love » des hippies anonymes mêlées à des stars -Nico, Georges Harisson- en quête d’idéal a définitivement imprimé l’esprit libertaire qui vibre encore dans l’air et fait fantasmer les beautiful people.
Mais entre fin octobre et avril, tout est calme à Eivissa. On entend voler les mouettes, le port est désert. On va prendre le premier café -au lait-croissant au Club Nàutico, pour croiser les habitués et lire le journal local. Vue depuis la terrasse du Yacht Club idéalement placée sur la marina, Dalt Vila, la vieille ville fortifiée fondée par les Phéniciens de Carthage au VIIIème siècle avant J.-C., dilue, du haut de son promontoire, son reflet dans l’eau. La haute tension estivale sombre dans les eaux noires du port. Une douceur de vivre émane des quais dominés par les façades blanchies à la chaux. Sous l’ombre claire de rares palmiers, l’air est cristallin.